Mon client aborde à nouveau la question de la chaîne d’approvisionnement, comme il l’a fait lors de la dernière réunion et de la précédente, et depuis aussi longtemps que je me souvienne. Comme d’habitude, il le fait juste au moment où j’aborde des sujets qui me tiennent à cœur et la question est accompagnée d’une expression d’angoisse, comme si l’apocalypse était proche.
Ayant été dans cette position auparavant, j’ai des données et des arguments pertinents à portée de main et ma réaction instinctive est de les faire ressortir, préfixés par un incendiaire, “Comme je l’ai déjà expliqué plusieurs fois …”.
Cependant, comme nous l’avons évoqué dans les articles précédents, une grande partie de ce que nous avons appris au fil des ans sur la gestion des échanges difficiles est contre-intuitive. On ne peut pas se fier à l’habitude et à l’instinct, et je sais donc qu’il ne faut pas dire la première chose qui me vient à l’esprit.
J’ai la présence d’esprit de faire une pause de quelques secondes. Je vais bien, mes émotions sont plus ou moins sous contrôle, maintenant comment structurer mes pensées ?
Ajuster les intentions en fonction de la difficulté réelle
À ce stade, lorsqu’on essaie de concilier un échange difficile comme celui-ci, nous pensons qu’il est essentiel d’ajuster les intentions par rapport à la véritable difficulté qui s’est présentée.
Dans cet exemple, la vraie difficulté n’est pas la question de la chaîne d’approvisionnement. C’est l’utilisation de cette question par mon client pour détourner l’attention des sujets que je préférerais aborder. Il ou elle semble utiliser la question de la chaîne d’approvisionnement pour manipuler l’agenda.
En outre, mon intention n’est pas l’ensemble des objectifs initiaux que j’avais pour la réunion avec le client. Il s’agit plutôt de savoir comment j’ai l’intention d’aborder la difficulté qui s’est présentée afin de remettre la conversation sur les rails. En d’autres termes, comment vais-je revenir à une conversation normale où les deux parties se font confiance et où il n’y a pas de manipulation ou autre jeu en cours.
En bref, je dois faire une pause et clarifier les choses :
- La vraie difficulté, par opposition à une question secondaire moins importante
- Mon intention par rapport à la difficulté, plutôt que mes objectifs pour la conversation dans son ensemble.
Comme le dit le vieil adage, “si je ne connais pas le port vers lequel je navigue, alors aucun vent n’est favorable”. De même que le temps est imprévisible, de même les échanges difficiles. Dans notre exemple, une intention utile pourrait être d’arrêter le jeu du client et de comprendre ce qui se cache derrière. Si je garde cela à l’esprit, même si je suis interrompu, mis au défi, interrogé, etc., je peux adapter mes réponses en fonction de cette intention. Tout comme un marin peut ajuster sa voile en fonction des changements de direction du vent afin d’arriver à bon port.
Visez la confiance
En outre, et conformément à la philosophie qui sous-tend notre démarche, mes intentions doivent être bienveillantes. Elles doivent aussi inclure le (ré)établissement de la confiance à la fin de l’échange difficile. Si j’y parviens, je peux être certain de progresser vers mes objectifs pour l’ensemble de la conversation. Cela ne sera peut-être pas facile – intelligence, connaissances et compétences seront nécessaires – mais une fois la confiance établie, un tel progrès devient possible.
Ces conseils et certaines idées supplémentaires que nous exposons ci-dessous sont issus de l’expérience acquise dans le cadre de programmes de formation pour de grandes organisations commerciales. L’improvisation de scènes de conversation difficiles a par exemple inspiré de nombreuses avancées. Elles se sont révélées particulièrement précieuses car :
- Les publics ont une expérience considérable des conversations difficiles et sont avides d’approches nouvelles et efficaces.
- Le temps alloué à la formation et le mécanisme de livraison à distance font qu’il est essentiel de se concentrer sur l’essentiel.
- En demandant aux stagiaires d’écrire et de jouer des scènes d’échanges difficiles (comme s’ils étaient sur un plateau de tournage, avec un réalisateur qui coupait et rejouait chaque scène jusqu’à ce qu’elle soit correcte), nous avons pu identifier les erreurs courantes et expérimenter des moyens de les surmonter.
Ce travail nous a permis de découvrir trois intentions contre-productives que les gens adoptent souvent lorsqu’ils abordent des échanges difficiles :
- Get (obtenir) : continuer à se concentrer sur les objectifs de la conversation plus large plutôt que de prendre le temps de traiter d’abord l’échange difficile.
- Manipulate (manipuler) : tenter d’amener l’autre partie à faire quelque chose ou à promettre quelque chose en utilisant une technique quelconque (un artifice).
- Harm (préjudice) : chercher à “gagner” l’échange difficile au détriment de l’autre partie – pour prouver un point, pour emporter l’argument, etc.
Ne cherchez pas à obtenir quoi que ce soit pour l’instant
Le piège du “Get” est causé par une confusion entre les besoins de l’échange difficile et mes objectifs pour la conversation globale qui, comme nous l’avons déjà discuté, sont tout à fait distincts. Tant que l’échange difficile n’est pas réconcilié, les conditions ne sont pas réunies pour discuter des objectifs de la conversation.
La conséquence est généralement un malentendu et un mauvais sentiment.
Imaginons, par exemple, que j’aie un entretien annuel avec un membre de mon équipe et que mes objectifs soient, premièrement, de lui faire part des mauvaises notes que je lui attribue et, deuxièmement, d’en discuter les raisons et de commencer à travailler sur un plan d’amélioration avec lui.
Nous pourrions nous attendre à ce qu’un échange difficile se développe dès que les notes sont abordées. Si c’est le cas – supposons que le membre de l’équipe se mette en colère, qu’il considère cela comme injuste et qu’il anticipe des conséquences sur son salaire, par exemple – alors ce serait une erreur de poursuivre immédiatement les autres objectifs. Même en essayant de discuter des raisons de ces notes, on risque de se disputer. La première chose à faire est de calmer le troll – l’émotion, la résistance, l’argumentation, etc. qui a surgi.
Une intention appropriée pour cet échange difficile serait de rassurer le membre de mon équipe en lui disant qu’il est apprécié et que je fais de mon mieux pour le traiter équitablement.
Éviter la manipulation
Le piège “Manipulate” est associé à un fort besoin de contrôle sur l’autre partie : mon client, mon patron, mon équipier… Poussé par ce besoin, j’essaie d’influencer les autres pour qu’ils fassent ou disent des choses qu’ils ne feraient peut-être pas s’ils étaient conscients de ce que j’essaie de faire.
Cette approche manipulatrice est contre-productive à court ou à long terme, selon le moment où elle est détectée. Bien entendu, personne n’aime être amené à faire quelque chose qui va à l’encontre de ses intérêts et lorsqu’il se rend compte qu’il a été manipulé, la relation en pâtit.
Un exemple, inspiré de faits réels : mon département a livré un logiciel à un autre département, mais nous venons de découvrir des bogues coûteux à corriger dans le produit. Je suis extrêmement nerveux à l’approche d’une réunion avec l’autre département. Des demandes urgentes de nouvelles fonctionnalités doivent être discutées, nous sommes déjà en retard sur le calendrier et la découverte de ces bogues me met dans une position très difficile.
Plutôt que d’admettre cette situation embarrassante, je décide de calmer à la fois les inquiétudes concernant le calendrier et les besoins urgents de fonctionnalités en acceptant presque toutes les demandes de l’autre département… à condition qu’ils augmentent le budget du projet. Sans qu’ils le sachent, je vais utiliser cet argent supplémentaire pour faire corriger mes bogues.
Nous pensons qu’une intention mieux ajustée serait de créer une atmosphère où toutes les questions et exigences – y compris les bogues – peuvent être discutées ouvertement et de manière constructive.
Do no harm
Le piège du “Harm” (préjudice, faire du mal à quelqu’un [1]) est motivé par le besoin de vengeance, peut-être déclenché par la colère ou la peur. Bien entendu, une telle intention est incompatible avec une approche gagnant-gagnant. Elle est contre-productive car elle risque de provoquer une escalade de la peur et de la colère.
Lorsqu’on le dit explicitement, comme dans le paragraphe précédent, il peut sembler peu probable qu’un professionnel responsable aborde un échange difficile avec l’intention de nuire. Cependant, un peu de réflexion devrait nous convaincre que ce n’est pas le cas. Le besoin de montrer qui a raison est très fort chez beaucoup d’entre nous. Lorsque mon collègue expose les mérites du système d’exploitation Windows, par exemple, mon sang bouillonne et les innombrables raisons pour lesquelles Linux, MacOS ou, bon sang, presque n’importe quoi serait meilleur me viennent directement à l’esprit et, avant même de m’en rendre compte, j’essaie de gagner un argument. Et si je réussis, l’autre personne perd.
Le troll dans ce cas, c’est la vague d’émotion qui a résulté des commentaires de mon collègue et, par anticipation, les sentiments similaires qui pourraient être suscités si je devais les contredire. Nous suggérons que cet échange difficile serait mieux abordé avec l’intention de se mettre d’accord sur une façon de traiter ce sujet sensible, plutôt que d’entrer directement dans un débat sur le sujet lui-même.
Lorsque des difficultés surviennent, marquez une pause
Nous avons vu qu’après avoir compris la difficulté à laquelle je suis confronté, je dois ajuster mes intentions afin de faire face à l’échange difficile, en mettant temporairement de côté mes objectifs pour l’ensemble de la conversation. Je me concentre sur l’apprivoisement du troll, sachant que cela me permettra ensuite de traverser le pont.
Ainsi, lorsque la chaîne d’approvisionnement revient sur le tapis et que certains sentiments désagréables m’avertissent que je vais entrer dans un échange difficile, je fais une pause.
Est-ce que je veux obtenir l’accord du client pour des prix plus élevés en échange d’un approvisionnement plus rapide ? Ai-je l’intention de leur faire croire qu’ils sont en tête de la file d’attente ? Ai-je l’intention de leur faire payer l’époque où l’approvisionnement était facile et où ils en profitaient pour faire baisser les prix ?
Peut-être, mais peut-être pas. Peut-être que la première chose que je veux faire est de comprendre ce qui se cache derrière leur insistance et le timing de leurs commentaires. Ils auront tout le temps pour tout le reste une fois que le troll se sera calmé. 😉
Andrew Betts et ses collègues
Dernière mise à jour le 7 août 2022
[1] « First, do no harm » (premièrement, ne pas nuire) est un principe de base enseigné dans les cours de soins de santé. L’idée est que, dans certains cas, il vaut mieux ne rien faire plutôt que d’intervenir et de causer potentiellement plus de mal que de bien.
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... les sujets de cette série sur les Conversations Difficiles sont organisés de manière hiérarchique :
- Article 1 : Au niveau le plus élevé, une conversation difficile peut être imaginée comme un pont avec un troll bloquant le passage, où le troll représente l'échange difficile qui doit être résolu avant qu'une conversation normale puisse reprendre. Notre défi consiste à apprivoiser le troll.
- Article 2 : Au niveau suivant, nous décomposons notre méthode d'apprivoisement des trolls en une boucle de quatre étapes : faire une pause, dire, inviter et écouter/décider. Nous faisons le tour de cette boucle (le "Troll-Taming Loop") jusqu'à ce que nous ayons réconcilié l'échange difficile et que nous soyons revenus à une conversation normale (dialogue).
- Articles 3-7 : Enfin, chacune des quatre étapes comporte ses propres détails internes et le raffinement de ces détails nous amène encore plus loin, comme pour tout sujet substantiel.
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